LE PASSE, MODES D’EMPLOI by TRAVERSO ENZO

LE PASSE, MODES D’EMPLOI by TRAVERSO ENZO

Auteur:TRAVERSO ENZO
La langue: fra
Format: mobi
Éditeur: La Fabrique
Publié: 2015-03-14T16:00:00+00:00


IV. Usages politiques du passé

La mémoire de la Shoah comme religion civile

Peut-on faire un usage critique de la mémoire ? Les commémorations du soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz nous offrent, de ce point de vue, une abondante matière à réflexion. L’ampleur même de ces commémorations, auxquelles ont participé des dizaines de chefs d’État, est en soi un phénomène remarquable. À coup sûr, elle révèle la place qu’occupe le génocide des juifs dans notre paysage mémoriel de ce début du XXIe siècle, son intégration dans notre conscience historique. Les différences entre ces commémorations et celles du cinquantenaire sont elles aussi révélatrices. Beaucoup plus modestes, elles avaient été marquées par la crainte de l’oubli. La toute récente réunification de l’Allemagne soulevait des interrogations légitimes quant à la place que la mémoire des crimes nazis occuperait dans un pays redevenu « normal » et, disaient certains, libéré de ses fantômes. On craignait que la fin de cette division – sorte de rappel permanent du passé et du nazisme selon Günter Grass, l’un des plus acharnés pourfendeurs de la réunification – ne devienne le prétexte d’un nouveau refoulement. Aujourd’hui, force est de constater que ce refoulement n’a pas eu lieu, que la mémoire du nazisme, bien que toujours conflictuelle, reste vivante en Allemagne comme dans le reste du monde occidental. La crainte de l’oubli n’existe plus. S’il y a crainte, elle tient plutôt, comme plusieurs commentateurs l’ont souligné, aux effets négatifs d’un « excès de mémoire ». Bref, le risque n’est pas celui d’oublier la Shoah, mais de faire un mauvais usage de sa mémoire, de l’embaumer, de l’enfermer dans les musées et d’en neutraliser le potentiel critique, ou pire, d’en faire un usage apologétique de l’actuel ordre du monde.

Je ne crois pas être le seul à avoir éprouvé un certain malaise en regardant les images de Dick Cheney, Tony Blair et Silvio Berlusconi à Auschwitz. Leur présence semblait nous envoyer un message rassurant, mais au fond apologétique, consistant à voir le nazisme comme une légitimation en négatif de l’Occident libéral considéré comme le meilleur des mondes. L’Holocauste fonde ainsi une sorte de théodicée séculière qui consiste à remémorer le mal absolu pour nous convaincre que notre système incarne le bien absolu. Dans les jours suivants, lors d’une émission de radio du dimanche matin fort écoutée, un politologue français a répété à plusieurs reprises que « Auschwitz n’était pas Guantanamo ». Auschwitz n’est pas Guantanamo : cette insistance à souligner ce fait évident et incontestable soulève une interrogation. On a l’impression que, pour certains, la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz serait une bonne occasion à saisir pour montrer que, au fond, Guantanamo n’est pas si grave. Il ne s’agit pas de mettre un trait d’égalité entre Auschwitz et Guantanamo, mais plutôt de se demander si, après Auschwitz, nous pouvons tolérer Guantanamo et Abou-Ghraib, s’il n’y a pas quelque indécence dans le fait que ce soient précisément les responsables de Guantanamo et d’Abou-Ghraib qui nous représentent lors d’une cérémonie consacrée aux victimes du nazisme.



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